Le libertarisme est un courant de pensée illibéral, qui se rapproche bien plus du féodalisme que du libéralisme.
Cette thèse est défendue par le philosophe politique Samuel Freeman (2001), spécialiste de la pensée libérale et élève de John Rawls. 1/25
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Certes, le libéralisme et le libertarisme se prévalent de la liberté, mais sur des bases très différentes.
Samuel Freeman rappelle que le trait le plus caractéristique d'une société libérale est sa tolérance à l'égard de la diversité des modes de vie et des croyances. 2/25
Cette tolérance s’appuie sur la reconnaissance de libertés fondamentales, dont les plus importantes sont les libertés de conscience, d’expression, d’association, de propriété. Selon John Rawls (1993), l’égalité des libertés politiques n’est pas moins fondamentale. 3/25 https://t.co/JjPYfTosJZ
Ces libertés sont inaliénables, c’est-à-dire qu’elles ne peuvent être sacrifiées en aucun cas, «ni pour satisfaire les préférences des majorités démocratiques, ni pour améliorer l'efficacité économique, ni pour atteindre les valeurs perfectionnistes d'excellence culturelle.» 4/25
La seule chose qui puisse limiter la liberté de chacun, c’est la liberté d’autrui. Un individu peut décider de limiter sa liberté en se subordonnant à un autre, seulement dans la mesure où il peut décider de rompre à tout moment le contrat de subordination, qui reste privé. 5/25
Les libéraux défendent en outre l’égalité des chances (mais non l’égalité des chances de succès), quitte à atténuer les injustices ; le libre concurrence, qui assure «l’allocation efficace des ressources productives» ; le financement de biens publics par un impôt libéral... 6/25
ou leur garanti par des moyens privés.
Enfin, sur le plan politique, les libéraux affirment que le pouvoir politique doit être public. Autrement dit, il doit être institutionnel et non personnel, continu, représentatif et orienté vers l’intérêt général. 7/25
Qu’en est-il du libertarisme ? Samuel Freeman ne nie pas que cette doctrine ressemble au libéralisme : elle donne une grande importance aux droits individuels, au pluralisme des modes de vie et des valeurs. Cependant, elle met au premier plan un principe particulier :
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la propriété de soi.
D’après les penseurs libertariens Robert Nozick (1974) et Murray Rothbard (1977), tout individu a un droit de propriété absolu sur sa propre personne. Ce droit de propriété s’étend aux biens matériels qu’il produit. 9/25 https://t.co/OV6tOm9664
Comme le résume Jan Narveson (1988), «la liberté, c’est la propriété», et la propriété de soi est «le seul droit fondamental qui existe». De ce droit découleraient tous les autres, et notamment, souligne Samuel Freeman, … 10/25 https://t.co/y2TqPffrLC
celui «d’accumuler, d’utiliser, de contrôler et de transférer des droits sur des objets.» En confondant, liberté et propriété, les libertariens donnent clairement la priorité à la seconde. Ce faisant, il s'éloignent du libéralisme. 11/25
En effet, si «la liberté, c’est la propriété», alors les libertés individuelles font partie des biens qu’une personne possède, et «n’ont pas plus d’importance morale ou politique que tout autre type de droit de propriété» (Samuel Freeman). 12/25
La propriété de soi elle-même peut faire l’objet d’un contrat, car les libertariens soutiennent une liberté contractuelle totale, qui implique que tout type de contrat peut être conclu. Un contrat de servitude, dont le respect est garanti par le pouvoir, est envisageable. 13/25
Les libertés individuelles perdent ainsi leur caractère fondamental : elles peuvent être aliénées. Si une personne décide d’abandonner totalement sa propriété de soi à un autre, elle le peut au nom de la conception absolutiste de la liberté contractuelle. 14/25
«Nous arrivons donc à cette étrange possibilité : le monde et tout ce qu’il contient peuvent être la propriété de quelqu’un (ou plus vraisemblablement d’une classe), tous sauf un (personne ou groupe) étant dépourvus de liberté et d’indépendance, et pourtant… 15/25
tout est bien et juste car les procédures libertariennes ont été respectées» (Samuel Freeman).
En outre, la primauté donnée au droit de propriété et l’absolutisation de la liberté contractuelle entrent en contradiction avec le principe libéral d’égalité des chances. 16/25
Dans une société libertarienne, personne ne peut être obligé de transférer ses biens, ou d’en offrir la jouissance a des personnes discriminées. Il n’est pas injuste, par exemple, que le propriétaire d’un appartement refuse les locataires de couleur. 17/25
Sur le terrain économique, le libertarisme n’est pas moins illibéral : en vertu de la liberté contractuelle absolue et du droit d’accumuler des biens de manière illimité (inhérent au droit libertarien de propriété),… 18/25
aucune autorité ne devrait réguler les transactions économiques et financières, même quand celles-ci créent des monopoles. Ce n’est pas un hasard si l’homme d’affaire libertarien Peter Thiel déclare que «la concurrence, c’est pour les losers». 19/25
https://lvsl.fr/la-concurrence-cest-pour-les-losers-peter-thiel-le-libertarien-qui-defendait-les-monopoles/
Bien sûr, la doctrine libertarienne s’oppose à la fourniture de biens publics par le pouvoir politique, surtout si elle est financée par l’impôt, vu comme une violation du droit de propriété, et même une étape vers le socialisme. 20/25
Enfin, le libéralisme et le libertarisme divergent radicalement sur la manière d’organiser le pouvoir politique. Pour rappel, les libéraux considèrent que ce pouvoir doit légiférer via des institutions publiques et représentatives. 21/25
Les libertariens estiment quant à eux qu’un tel pouvoir est dispensable, voire néfaste. Pour garantir le respect de la liberté-propriété de chacun, il peut tout à fait être assuré par des agences de protection privées, détenues par de puissants propriétaires. 22/25
Étant privées, ces agences fournissent des services payants. Selon Nozick, une agence peut devenir dominante et se muer en «État minimal», dès lors qu’elle offre gratuitement un niveau minimum de services de protection aux personnes qui n’ont pas les moyens de les payer. 23/25
En tant qu’État minimal, cette agence monopolise le pouvoir politique, tandis que les autres font faillite. Murray Rothbard pense que cette situation est évitable : plusieurs agences pourraient coexister dans une société anarcho-capitaliste. 24/25
Dans les deux cas, le libertarisme actualise le modèle féodal de dépendance politique personnelle : les agences remplacent les seigneurs ; et la capacité à payer, le devoir de fidélité.
C’est un modèle aux antipodes du libéralisme, qui s’est construit contre le féodalisme. 25/25
Pour compléter ce fil, je vous invite à lire les remarques de @DjmbLe sur le libertarisme de gauche, qui échappe en partie aux critiques formulées par Samuel Freeman : https://twitter.com/DjmbLe/status/1691132407712305158
J'ajoute également ces notes sur la pensée de Nozick, rédigées par @kantinus : https://twitter.com/Kantinus45/status/1575990849812324352
Addendum : dans une version de l'article datant de 2017, Samuel Freeman est plus modéré. Sa critique s'applique aux "libertariens orthodoxes". Il y a en effet des variantes du libertarisme (le libertarisme de gauche notamment) qui ne sont pas illibérales.
https://www.taylorfrancis.com/chapters/edit/10.4324/9781317486794-9/liberal-illiberal-libertarianism-samuel-freeman