Dr Toudou

BREVES D’ETABLE

« Je viens de reprendre un vêlage, c’est qui de garde ? »
On a un principe à la clinique. Celui qui est de garde, c’est celui qui prend les visites pourries après 17h. Et ce soir, ça tombe sur moi. https://t.co/m5tRxh1ECe

Sauf que le moi de cette époque, il a très exactement… 12 jours d’expérience. Autant vous dire que niveau autonomie, c’est pas encore ça…
Mais il y’a un deuxième principe : s’il y’a un vêlage, c’est au débutant d’y aller, ça le formera !

Alors zou ! Je prends l’adresse, je mets mes bottes et je n’oublie pas mon gros paquetage de stress. Plus j’arrive tôt, plus j’ai une chance qu’un de mes patrons viennent m’aider en cas de besoin.

- Oui bonjour, tu es ?
- Je suis Toudou, le nouveau véto.
- A oui ? Damien est plus là ? C’est con, je l’aimais bien lui…

Ouais ba je sais, il m’avait prévenu que vous vous entendiez bien, me fout pas la pression en plus…

- Du coup, c’est pour un vêlage ?
- Ouais Mais elle est pas là. Elle est au champ, tu vas me suivre.

Super. Cool, cool, cool, cool, cool…

Les vêlages au champ, c’est toujours la merde. T’es loin de ta bagnole, de la flotte et t’es pas à l’abri d’être dans un trou perdu au milieu des bois sous une averse de flotte. Alors pour un tout premier vêlage en solo, ça promet…

J’arrive auprès de la vache, elle est couchée, au beau milieu d’un champ tout en pente. Je la fouille et instinctivement, je sais ce qui se passe. Une torsion. Sur vache couchée. Au champ. En terme de scenario, je pouvais pas rêver pire.

La torsion, c’est quand l’uterus tourne autour de son axe. Ça fait un pli et le veau ne peut plus sortir. Pour le dégager, il faut détordre, en poussant sur le veau et en engageant l’utérus avec. Et ça, ça se fait… sur vache debout. Pas couchée.

- Ok… et ba c’est une sacrée merde. C’est une torsion.
- A oui. Je me disais bien que je comprenais rien là-dedans…
- Elle se lève pas du tout la vache ? Parce que sinon, on va pas y arriver…
- Nan. On fait quoi du coup ?

Putain… Réfléchis Toudou… Allez, y’a bien un truc qui va te revenir !
- On pourrait essayer en la roulant, mais là, il va me falloir du monde, beaucoup de monde…
-Ok. Et ba j’appelle des voisins.
Cool, pendant ce temps, je vais utiliser le joker « appel à un ami »

J’arrive à avoir un des patrons au téléphone :
- Oulala ! Dans quoi tu t’embarque là ? Nan, nan, ça sert à rien, tu vas te tuer ! Il faut absolument qu’elle se lève !
- Pas possible.
- Mais si ! Il a une pince à lever !

Bordel. Ça c’est la différence entre débutant et confirmé. Le genre de truc auquel on pense pas…
La pince à lever, cet instrument de l’enfer qui sert à remettre les vaches debout, on aime pas trop s’en servir. Mais là, c’est clairement ce qu’il nous faut.

Le tracteur, la fourche, la pince. Et 4 bonhommes qui arrivent. Heureusement que j’ai choisi une autre stratégie, parce que les gars, ils ont 75 ans de moyenne d’âge, ils m’auraient pas été d’une grande utilité…

On lève la vache. Le cul est en l’air, mais pas le reste. Tant mieux. La torsion, entrainée par une semi-gravité, se détord beaucoup plus facilement. Un vrai jeu d’enfant.
Le tout accompagné de rires et de discussions des anciens, trop contents d’être là.

On remet la vache par terre et j’engage le veau. Joseph, le voisin le plus roublard, me tend les cordes. Je les installe sur les pattes et je tire, tout seul. Ma putain de fierté de jeune débile entouré de vieux me pousse à jouer des muscles, comme un con.

Finalement, c’est pas un, mais 2 veaux que je sors, notre patiente du jour nous ayant fait la surprise de nous offrir une doublette de jumeaux. Un poil fatiguée, elle a bien mérité sa petite perf’ la cocotte, et les antiinflammatoires ne seront jamais de trop.

Je souffle enfin un peu, Joseph me prend la bouteille de glucose des mains pour la tenir, décidément trop heureux d’avoir été appelé en renfort. Il n’en finit pas de raconter ses anecdotes de vêlages. Et ça risque de continuer ainsi une bonne partie de la nuit…

Le devoir m’appelant, je les laisse à leurs histoires et, en claquant la porte de la bagnole, moi aussi je suis heureux. Je viens de réaliser mon premier vêlage en solo. Je me sens intouchable, presque invincible. Ma carrière de véto était enfin lancée.

Mais la vie, elle, aime jouer de sa plus belle ironie.

Et c’est ce jour qu’elle décida de faire concorder mon premier vêlage avec le dernier de Joseph.

Qui me tendit les cordes de vêlage, comme un ultime passage de relai.

Fri Jul 09 16:53:46 +0000 2021