1/CONNAISSEZ-VOUS RODOLPHE SAADÉ ? L'autre jour je lisais Challenges, et j'ai été intrigué par le monsieur en couverture dont on apprend que la fortune a été multiplié par 6 en une seule année. Belle perf ! J'ai donc voulu en savoir plus sur ce nouveau champion :
2/Le secteur du transport maritime est dominé par 4 géants mondiaux, dont l’ensemble des pays sont dépendants pour échanger des marchandises. MSC (famille Aponte), Maersk (famille Moller), Cosco (propriété de l’Etat chinois) et CMA CGM (famille Saadé)
3/Ces mastodontes ont même conclu des alliances stratégiques et techniques, de quoi ressembler de plus en plus à la Guilde Spatiale de "Dune", et surtout susciter les foudres - c'est rare - du président Joe Biden lui-même qui les accuse de pratiquer des tarifs faramineux
4/Lors de la reprise post-Covid, les tensions d'approvisionnement ont renforcé le pouvoir des compagnies maritimes. L'entreprise de Rodolphe Saadé, CMA-CGM, a augmenté considérablement ses tarifs, et la fortune familiale a clairement bénéficié de cette conjecture.
5/Discrètes, nos grandes familles leaders du transport fonctionnent en bonne intelligence avec les Etats. La famille Aponte, qui détient le groupe MSC (17.3% du marché mondial) a semble-t-il pu compter sur le petit cousin de madame pour veiller sur ses intérêts.
6/Il s’agit d’Alexis Kohler, actuel secrétaire général de l’Elysée et très proche du président Emmanuel Macron.En 2010, il a siégé, malgré ses liens familiaux, comme représentant de l’Etat au conseil d’administration des Chantiers de l’Atlantique, dont MSC est le principal client
7/avant de devenir financier de la branche Paquebot de Croisière du groupe, en 2016. Malgré une plainte de l’association anti-corruption Anticor, l’affaire a été classée sans suite après une intervention du président de la République en 2019.
8/Le concurrent CMA CGM a essayé la même approche en tentant de recruter un ancien ministre des transports : Djebarri ne laissera pas de grandes traces dans l’histoire du quinquennat Macron, si ce n’est celle d’avoir fait des vidéos rigolotes sur la plateforme Tiktok.
9/Pourtant, en raison des dossiers techniques et politiques auxquels il avait eu accès durant son mandat, son recrutement présentait un risque pour l’Etat : c’est ce qu’a estimé la Haute Autorité pour la Transparence de la Vie Publique (HATVP), consultée sur ce transfert.
10/L’Autorité a considéré qu’il présentait un risque « substantiel » pour le « fonctionnement impartial de l’administration ». Ce risque est évidemment souhaité par les entreprises : il s’agit de bénéficier du carnet d’adresse de leur nouvelle recrue plus que de son talent
11/Les familles Saadé et Aponte sont immensément riches, certes, mais cet argent ne vient pas de nulle part (air de violon) : “l’histoire côté Saadé débute en 1978, quand Jacques (le père de Rodolphe) a dû fuir la guerre civile, se réfugiant à Marseille." (Challenges)
12/Dans ce magazine, tous les grands patrons sont des génies, visionnaires et philanthropes. Jacques Saadé a pressenti l’essor de l’Asie, il avait un train d’avance sur tout le monde. L’histoire de Gianluigi Aponte, le patriarche de la famille, est encore plus romanesque :
13/“Natif de Sorrente, lui a commencé sa carrière de marin sur un ferry reliant Naples à Capri. Avant de rencontrer, au cours d’une croisière, sa future femme, Rafaela Diamant Pinas, fille d’un banquier suisse, avec laquelle il se lancera dans le transport de vrac"
14/La justification première de la fortune de ces familles, c’est le mérite qui revient à leurs fondateurs. Les deux patriarches sont partis de rien, ou de pas grand chose, nous laisse entendre l’article de Challenges : un réfugié d’un côté, un marin de l’autre.
15/Un petit approfondissement risquerait de nous apprendre que Jacques Saadé est lui-même héritier d’une belle affaire familiale, qui comptait plusieurs usines en Syrie… Jacques Saadé le dit lui-même au Point en 2013 : c’est son père qui “a tout bâti tout seul”, pas lui.
16/Mais dans les dynasties bourgeoises, chaque génération a droit à son heure d’héroïsme méritocratique, louant au passage la figure paternelle pour se grandir davantage. Rodolphe Saadé, auditionné par le Sénat le 21 juillet 2022 au sujet des “super profits” de son entreprise
17/ (la plus bénéficiaires de tout le pays, avec Total), a débuté son intervention par le rappel de l’épopée paternelle “Mon père a dû fuir le Liban pour s’installer à Marseille, j’avais 8 ans”. Quel rapport avec les super-profits engrangés, sur fond d’inflation galopante ? Aucun
18/Mais le récit des origines permet de rappeler aux Sénateurs qu’ils ont face à eux le fils d’un héros. Et la presse spécialisée n’est pas du genre à contrarier l’histoire racontée (storytelling) du grand patronat. “ Saadé, confidences d’un tycoon des mers” titrait Le Point
19/Pourtant,un peu de mémoire politique ne fait pas de mal, et permet de relativiser un peu un récit de réussite uniquement basé sur un préssentiment entrepreneurial. Comme beaucoup de fortunes consolidées dans les années 80-90, Saadé a bénéficié d’un ensemble de choix politiques
20/En 1996, comme partout en Europe et dans le monde, le gouvernement français d’Alain Juppé s’adonne aux plaisirs des privatisations à tout va. La Compagnie Générale Maritime (CGM) est bazardée pour l’occasion. L’affaire est cousue de fil blanc :
21/juste avant la privatisation, le gouvernement a renfloué la compagnie publique à hauteur d’1 milliards de francs, pour ensuite la céder à un prix bien plus faible à CMA. Il faut dire que Jacques Saadé est en très bonne entente avec le gouvernement et le parti présidentiel(RPR)
22/Jacques est mis en examen pour « abus de biens sociaux, faux et usage de faux, présentation de faux bilans, escroquerie »… Il est accusé d’avoir pompé les finances de la compagnie publique pour renflouer sa propre entreprise, totalement dans le rouge avant la privatisation
23/La justice patine, et le dénouement est rocambolesque : en 1999, la police perquisitionne la société où sont entreposées les archives de la CMA. “Tout à coup, ils entendent des cris… et apprennent qu’un carton d’archives vient d’être dérobé par deux personnes
24/Coïncidence, il s’agit de la caisse numéro 278, dont le contenu est intitulé « CGM privatisation huit dossiers spéciaux » !” nous raconte le Monde. la lumière sur cette affaire n’a jamais été faite, mais une chose est sûre :
25/ ce n’est pas Jacques Saadé, le “tycoon des mers”, qui a permis à son entreprise de passer le cap du deuxième millénaire, mais le contribuable français, dont l’ex-entreprise publique a été bradée après avoir été renflouée, et qui a servi de réserve financière à la CMA
26/La “réussite” de Jacques Saadé est donc moins univoque que ce que sa biographie officielle laisse entendre. Celle de son fils Rodolphe ces dernières années est nettement moins difficile à comprendre : il est né au bon endroit.
27/Mais surtout, il a bénéficié d’un contexte économique porteur pour les activités de son entreprise. La pandémie mondiale et l’importante reprise des échanges commerciaux qui l’ont suivi ont mis le secteur du transport en tension et permis à CMA CGM d’augmenter ses tarifs.
28/ La “mondialisation”, “l’inflation”, les “délocalisations”, la “baisse du pouvoir d’achat” sont décrits par nos médias comme des processus incontrôlés, dont les causes sont “complexes” et bien abstraites. Or, derrière ces mots creux se cachent des noms, et des adresses.
29/ Articles et sources à consulter ici : https://www.frustrationmagazine.fr/rodolphe-saade/
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