Ryan Noordally 🦤

Nous somme en 1998.
C'est la rentrée de terminale.
Je suis en série L, nous sommes 13 filles et 3 garçons.
En cours d'hist/géo avec Mme D., surnommée 'Radio Pékin' à cause de sa propension à digresser, la grande Adèle s'assied à côté de moi.
C'est une belle jeune fille.

D'une beauté lumineuse.
Elle a des yeux couleurs Mer d'Iroise, une voix douce et chaude et surtout, elle lit et Ă©coute des trucs que personne d'autre ne lit ni n'Ă©coute.
Un jour, elle va devenir ma marraine de guerre et meilleure amie, mais cela nous ne le savons pas encore.

Adèle est épatante parce que ses semblables ne s'asseyent que très rarement à côté des gens comme moi. Parce qu'Adèle est 'une Blanche'. Une 'Franco-Mauricienne', une descendante des colons Français. Elle a deux noms, dont un à particule.
Les 'Blancs' ne se mélangent pas.

L'entrée au Dodo Club, encore en 1998, est liée à la pureté du sang. Même les 'mulâtres', dont certains ont pourtant les traits européens à force de mariages avec plus pâle (oui, il est ainsi de certaines sociétés où mélanine rime avec rang social), ne peuvent y entrer.

Adèle descend d'une famille qui a possédé, comme biens meubles, mes ancêtres. Qui s'est enrichie en les faisant travailler à mort, littéralement. Une famille qui, depuis plus de 2 siècles, bannit les enfants métisses qui naissent de l'appétit sexuel des maîtres et de leurs fils. https://t.co/7rBpFR6Ue4

Pourtant, croyez-le ou pas, cet eugénisme raciste va donner naissance à l'un des épisodes les plus méconnus du combat contre le nazisme.
Voici l'histoire des espions qui venaient du chaud.
Un [THREAD].

Mais quand commence cette histoire ?
On pourrait la faire remonter à ces nobliaux et bourgeois de Normandie ou de Bretagne qui sont allés chercher fortune dans les îles. Acheter des terres pour une bouchée de pain et s'enrichir sur le dos de pauvres hères que déportés là.

Ils s'appellent Maingard de la Ville-ès-Offrans, de Boucherville Baissac, de la Roche, Marrier d'Unienville etc. Mais le tournant de l'histoire qui nous occupe se situe en novembre 1810, lorsque le destin d'une île bascule, et avec lui, celui de ses habitants.

C'est encore ce conteur créole de Dumas qui en parle le mieux. Non pas qu'il en fît un récit exact et fidèle, mais il avait le don de plaisamment travestir l'histoire.
Aussi, se non è vero, è ben trovato.
https://www.gutenberg.org/cache/epub/18271/pg18271-images.html#Chapitre_III_Trois_enfants https://t.co/IRPQaRYXvm

Les Anglais prennent l'île mais, fair-play, laissent aux habitants, libres, le droit de perpétuer leur langue, religion et lois. Nos grands propriétaires aux noms de bourgades bretonnes et normandes deviennent sujets britanniques, mais continuent de parler Français.

(Avec un accent qui, paraît-il, aurait été celui des Incroyables et des Merveilleuses du Directoire…)

Et ils continuent de prospérer. L'abolition de l'esclavage, qu'ils combattent de toutes leurs forces, n'entament pas leurs fortunes. Généreusement compensés par la Couronne, ils se mettent à louer des bras pour une misère plutôt que de les acheter.

Les enfants vont étudier à Paris, Londres ou Bâton Rouge (pour l'agronomie sucrière). Qu'ils reviennent ingénieurs, avocats ou médecins diplômés, une place les attend au sein du comité d'entreprise de la compagnie sucrière.

Mais en septembre 1939, la guerre surprend en Europe ces îliens. Certains s'engagent sous uniforme français, d’autres sous uniforme britannique, mais tous, quelque part, s'engagent pour la France, leur patrie de cœur.

D'autres s'engagent de plus loin. France Antelme s'engage dans l'artillerie à Durban, en Afrique du Sud, où il vit. Avant-guerre, il faisait des affaires dans tout l'Océan Indien. On le recrute pour s'infiltrer et ramener du renseignement de Madagascar, alors Vichyste. https://t.co/WKG8bW2Zes

Il mène à bien cette mission, il est remarqué par une nouvelle officine du renseignement britannique. Il est convoqué à la Section F (francophone) du SOE.
Le SOE, le Special Operations Executive, le projet de Churchill piloté par Hugh Dalton. https://t.co/GtufOqmsEM

Jeune, Churchill avait été un témoin privilégié, et des insurrections anticoloniales au Soudan, et surtout de la guérilla méthodique et bien équipée des Boers en Afrique du Sud.
Il en avait tiré une certaine admiration pour la capacité de destruction des guérilleros. https://t.co/kLTCo7Pq1G

Le SOE ou les "Baker Street Irregulars", "Churchill's Secret Army", ou encore l'exquis et intraduisible "Ministry of Ungentlemanly Warfare"... avec pour mission de mettre l'Europe occupée "à feu et à sang", notamment en armant et encadrant les mouvements de résistance.

Si les forces armées de Sa Majesté regorgent d'officiers parlant hindi, ourdou, swahili, bantou, etc., en trouver qui parlent français sans un accent à couper au couteau relève de la gageure.
Et c'est lĂ  que les Franco-Mauriciens interviennent.
Ils seront 14.

France Antelme, Roger Clarenc, Guy de la Roche, Philippe Duclos, les frères Larcher, Maurice et George, les frères Mayer, Edmund, Percy et James, Amédée Maingard, Marcel Rousset, Claude et Lise Baissac, Alix Marrier d'Unienville...
Les espions de l'île de France. https://t.co/HYrLD2FWWe

Et j'aimerais vous chanter la geste du SOE, des histoires excitantes de parachutages d'armes dans la nuit, de maquisards qui font dérailler des trains et de mitraillages de SS dans leurs limousines.
Mais non.
L'histoire du SOE en France, c'est aussi beaucoup de larmes et de sang.

Et certains Mauriciens paieront de leur vie l'incompétence des uns, et la trahison des autres.
Car le SOE souffre d'une forme d'amateurisme, ils n'ont pas l'expérience du SIS (MI:6) ou du MI:5. Leurs agents tissent des réseaux en France, les Nazis laissent faire.

Lorsque la toile est tissée, la Gestapo et le SD raflent la mise. Or il suffit d'un traître pour faire tomber tout un réseau. Il se nomme Henri Déricourt. Déricourt travaille pour le SOE sous l'alias Gilbert, puis Claude, indicatif FARRIER. Il organise les liaisons aériennes. https://t.co/eXmsj6XxnF

Il sait donc, des agents venus de Londres en France occupée, qui arrive et quand. Et il travaille pour Karl Bömelburg de la Gestapo, et son patron, Hans Kieffer du SD. Déricourt est un agent double. Peut-être même triple, mais c'est une autre histoire.

Lise Baissac est, avec Andrée Borrel, la première agente féminine parachutée en France. Elle y retrouve son frère Claude. Il est déjà à la tête du réseau SCIENTIST, dans le Bordelais. Elle monte le réseau ARTIST à Poitiers. Parachutages, sabotages et espionnage…

Maurice Larcher est le radio de Claude Baissac pour SCIENTIST.
Antelme entretemps a été parachuté en novembre 1942 près de Tours pour du renseignement. Il rencontre, et collabore même à plusieurs reprises, avec les Baissac. Sa mission accomplie, il rentre à Londres. https://t.co/Gm3t3VX5id

Georges Larcher, le frère de Maurice, est parachuté en avril 1943, aux Télots, pour saboter la raffinerie avec 6 autres agents et membres des SAS. L'affaire tourne court, l'objectif est trop bien gardé. Les survivants s'échappent vers l'Espagne, rejointe à travers les Pyrénées. https://t.co/7L6aYe3Nzb

Georges fait partie des chanceux qui rejoignent le consulat britannique de Barcelone.
C'est l'un des derniers.
Le piège tendu par Déricourt, Bömelburg et Kieffer est sur le point de se refermer.
Alors même que les Baissac sont en France et qu'Antelme prépare sa 2e mission.

C'est assez de lecture pour aujourd'hui. Je raconterai la suite de cette histoire une autre fois. Ce qu'il advint des 3 frères Mayer, comment Claude Baissac préféra sauver sa sœur plutôt que la mère de son enfant.
Et ce que devinrent ceux qui survécurent, après la guerre.

Sat Nov 26 08:33:35 +0000 2022