Anna Colin Lebedev

J’aurais aimé ne jamais avoir à traiter ce sujet. Je ne suis pas certaine d’en avoir la force mentale, et pourtant il le faudra. Une question s’impose face aux preuves qui s’accumulent des actes de violence insoutenables perpétrés par l’armée russe. 🧶 1/17

Cette question, c’est celle des exécutants ordinaires des ordres criminels. Elle nous poursuit en sciences sociales depuis la deuxième guerre mondiale. Comment un jeune homme ordinaire se retrouve-t-il meurtrier de civils, ou tortionnaire, ou génocidaire? 2/17

Je comprends très bien pourquoi les Ukrainiens appellent désormais l’armée russe « les Orques (du Mordor) ». Mais en tant que sociologue, je ne peux bien évidemment pas souscrire aux thèses de la monstruosité. Notre tâche est de comprendre ce qui s’est passé. 3/17

Un jour, on aura accès aux témoignages. Un jour, on pourra en écrire vraiment l’histoire. Pour l’instant, juste des questions. Par exemple, celle de l’âge, du milieu social et du conditionnement des combattants russes, et je pense qu’elle est cruciale. 4/17

Deux remarques. 1ère: l’armée. L’armée russe n’est pas une armée de mercenaires entraînés exécutant de sang froid des ordres. Côté soldats, appelés et contractuels, nous avons de très jeunes hommes, à peine sortis de l’adolescence. Issus de milieux modestes. Provinciaux. 5/17

Ces soldats ont été propulsés là sans préparation et sans information. Le basculement dans l’horreur de la guerre a été inattendu et brutal. L’effet de cela a été documenté pour d’autres conflits armés. Il va falloir qu’on compare et qu’on comprenne. 6/17

Côté officiers, même si certains sont également très jeunes, un autre facteur a pu jouer: l’expérience de la violence dans l’armée russe. Violences infligées (par exemple en Tchétchénie), violences subies (documentées depuis les années 1990), syndrome post-traumatique. 7/17

L’expérience de chaque guerre conduite par l’armée russe depuis l’indépendance vient se superposer. La guerre en Afghanistan et la 1e guerre en Tchétchénie sont les seules pour lesquelles la société russe a fait un retour critique. Depuis, on avance sans questionnements. 8/17

La prise en charge des séquelles psychologique a beaucoup de mal à s’imposer dans les forces armées russes. En France, voir travaux d'Elisabeth Kozlowski. Le corps officier est en partie porteur de cette brutalité et des séquelles des guerres. 9/17 https://t.co/ntaIsfRiwK

2ème remarque: la société. Cela fait des années qu’on documente la militarisation et la brutalisation de la mémoire de la 2e guerre mondiale. La commémoration des victimes et la gratitude à l’égard du sacrifice des combattants existaient dans l’espace mémoriel. 10/17 https://t.co/xW2XCJ6ehk

Cependant, ces dernières années, on a vu émerger d’autres signes et d’autres messages. Des enfants en tenue de camouflage, des poussettes déguisées en tanks, des stickers d’une violence troublante, des « 1941-1945, nous pouvons le refaire », des "direction Berlin". 11/17 https://t.co/IQV6fkxDsA

Comment évaluer l’impact et la portée réelle de cette montée en violence ? J’avoue mon trouble à chaque fois que j’en parlais ces dernières années, car je ne voulais pas (et je ne veux toujours pas) conclure, à partir de ça, à une population prête à toute violence. 12/17

En tout cas, bien évidemment, ce n’est pas un hasard si c’est le nazisme que le régime poutinien pointe comme adversaire en Ukraine. C’est contre le nazisme que la population a été conditionnée, à un niveau quasiment réflexe, depuis des années. 13/17

C’est des nazis que les soldats russes s’attendaient à avoir en face d’eux. Pour les familles des soldats russes tués, c’est par des nazis que leurs enfants ont été exécutés. Tant que cette équivalence peut être établie, le tableau est cohérent pour la population russe. 14/17

Je ne suis pas compétente pour dire ce qui a poussé l’armée russe à éliminer en masse les civils dans les villes ukrainiennes occupées. Mais nous avons besoin de le comprendre, du début de la chaîne de commandement jusqu’à la balle tirée par l’exécutant. 15/17

Je pense d’ailleurs que nous avons besoin de partir de la première expérience de la violence subi par celui qui deviendra l’officier donneur d’ordres, et d’arriver jusqu’aux conditions qui ont permis à celui qui a tiré de voir un Autre ennemi en face de lui. 16/17

On m’accusera peut-être de vouloir trouver des excuses aux bourreaux. Mais quand on étudie la violence, comprendre et rentrer dans la logique du bourreau n’est pas excuser. Cette compréhension nous sera indispensable. Humainement, politiquement, analytiquement. End 🧶 17/17

Sun Apr 03 07:38:20 +0000 2022