Anna Colin Lebedev

L’Ukraine, un «État failli»?
Si dans le fil précédent j’ai parlé de la démographie de la Russie, ce n’est pas pour dénigrer l’un des belligérants (et implicitement valoriser l’autre), mais pour répondre au cliché répandu de « réserves humaines illimitées » de l’armée russe.🧶1/19 https://t.co/QWNuRcMGEz

Mais puisque ça a suscité plein de questions sur l’Ukraine, c’est l’occasion de faire un point. Et - d’une pierre deux coups - répondre à cette affirmation de E.Todd qui m’a retourné l’estomac: celle d’une Ukraine qui serait vue par les gens compétents comme un «État failli» 2/19 https://t.co/MByhhKsvVq

L’Ukraine fait certainement partie des États fragiles issus de la disparition de l’URSS. La population a décliné: 51,6 millions en 1991, 45 mln en 2014, 42 mln en 2015 (entre les deux derniers, la guerre dans le Donbass et les déplacements massifs de population). 3/19

Cette perte de population est due à une chute de la natalité, mais aussi aux migrations. Toutes les estimations concordent pour dire que la chute de la natalité et l'émigration ont été très importantes en Ukraine, face à différentes crises économiques (not. celle de 2008). 4/19

L’Ukraine n’est pas la seule. Les autres pays de l'ex-URSS ont aussi connu une émigration importante dans les années 1990-2000. Le Kazakhstan a ainsi perdu 10% de sa population entre 1993 et 2001. Les pays baltes ont tous vu leur population chuter ( -15 à -30%) depuis 1990. 5/19

La pyramide des âges ukrainienne a ce creux typique de la chute des naissances au moment des grandes crises, et notamment à la disparition de l’URSS (génération née dans les années 90-2000). On retrouve ce creux chez tous ses voisins: Biélo, États baltes, Moldavie, Russie. 6/19 https://t.co/3Rqn87NsH9

L’espérance de vie est la même, plus ou moins, que pour la Russie. Le taux de fécondité (1,2) est largement inférieur à celui de la Russie (1,5), mais n’oublions pas qu’il est boosté en Russie par une natalité importante dans les républiques ethniques. 7/19 https://t.co/aNpKNz8qgT

D’un point de vue démographique, l’Ukraine est donc un pays fragile. La guerre qu’elle subit est une saignée terrible. Il faut avoir conscience du poids de ce sacrifice humain, et ne pas l’oublier quand les Ukrainiens, courageux, demandent des armes, mais pas des hommes. 8/19

Les démographes anticipent une chute brutale de la natalité. Les estimations des victimes militaires et civiles sont terrifiantes. Les réfugiés ne rentreront pas tous au pays. Mais l’Ukraine, à la différence de la Russie, n’a pas choisi de commencer cette guerre. 9/19

Tout ceci est certain. Mais pourquoi est-ce que j’ai posé la question d’« un Etat failli »? Pour répondre à Todd qui décrit l’Ukraine comme « une société en décomposition et un ‘failed state’ en devenir » (cf. tweet n°2) et le lie à la démographie et à la perte d’habitants. 10/19

Un « État failli » en science politique est un État qui n’exerce plus ses prérogatives en interne, ne présente qu’une façade institutionnelle, est contesté par d’autres acteurs qui exercent le pouvoir sur son territoire. Ça ne se limite pas à l’économie ou à la démographie. 9/19

Rien de tel dans l’Ukraine - pourtant fragile - avant février 2022. Les institutions politiques fonctionnent, il n’y a pas de milices privées, les services publics ont des défaillances mais opèrent. L’armée et la police sont au service de l’État (et non d’acteurs privés). 11/19

Certes, il s’agissait d’un État irrigué de logiques oligarchiques, avec une économie où la part de l’ombre était considérable (mais c’était comparable en Russie), une corruption très importante, une gestion calamiteuse du Covid (gestion calamiteuse en Russie aussi). 12/19

Depuis l’indépendance, les Ukrainiens ont été très critiques de leur fonctionnement politique et économique. La confiance était faible dans toutes les institutions politiques; la corruption était vue comme un problème difficile à endiguer. Donc, tout allait mal? 13/19

Oui et non. Face à des problèmes réels, la société ukrainienne a bcp progressé. Parfois, la société s’est substituée à l’État (comme dans la première phase de la guerre en 2014, lorsque les citoyens sont partis sur le front). Souvent, elle a cherché à prendre le contrôle. 14/19

Les combattants de la première génération (2014-2015) m’ont souvent dit: « l’État, c’est nous ». Ça s’inscrivait dans une critique de l’État, mais portait aussi une exigence forte: un État pour lequel on sacrifie sa vie a intérêt à se montrer à la hauteur. 15/19

Cette appropriation de l’État a été une des clefs de la résilience ukrainienne. En février 2022, les Ukrainiens ont fait corps avec leur État. La confiance dans l'armée et les institutions politiques a bondi. J’en parle dans un chapitre ici. 16/19
https://www.sciencespo.fr/ceri/sites/sciencespo.fr.ceri/files/Etude_266-267.pdf https://t.co/4r039JqsK0

Ce rapport à l’Etat est très différent de la Russie, et le rapport aux pertes humaines est également différent, mais je manque encore d’éléments pour parler de ce dernier point de manière plus solide. Ça fera l'objet d'une enquête de terrain. 17/19

Pour comprendre la résistance des Ukrainiens, il est indispensable d’avoir en tête ces multiples fragilités et failles. Les deux sont étroitement mêlés. Chaque Ukrainien a conscience de ce qu’il peut perdre, de ce qu’il serait si facile de perdre, tellement c’est fragile. 18/19

C’est un pays qui ne peut se cacher ni derrière sa taille, ni derrière son PIB, ni derrière sa démographie, ni derrière sa puissance militaire. Mais ce n’est certainement pas un État failli. Plutôt le contraire. 19/19. End 🧶

Tue Mar 07 22:27:09 +0000 2023