Denzel Macintosh (plus d’étoile)

Allez, thread : comment écouter et comprendre le jazz.

Avant tout, je tiens à préciser que je ne vais pas m’intéresser aux critères esthétiques permettant de désigner un morceau comme appartenant au répertoire jazz, mais uniquement aux caractéristiques formelles qui structurent la majeure partie de la production jazz.

Première chose à savoir, et qui rebute effectivement pas mal de gens, le jazz est une musique hyper protéiforme et complexe : mais on peut quand même (pour une grande partie du catalogue) s’attacher à des critères de forme pour comprendre ce qui s’y joue.

La première chose à comprendre, c’est sa structure canonique. Un morceau de jazz est souvent composé :

D’un thème, à savoir une mélodie bien identifiable et préalablement écrite qui fait l’identité du morceau joué, oué au début du morceau

D’une plage d’improvisation, pendant laquelle tour à tour des musiciens improvisent sur le thème joué par les autres instruments sans la mélodie

D’un retour du thème à la fin du morceau après les improvisations successives.

On peut dresser un parallèle avec les éléments de structure de la musique populaire : le thème en gros c’est le refrain, et les impros sont les couplets. Dans les couplets, dans le rap par exemple, la musique ne change pas (ou rarement), seul le rappeur change son « jeu ».

Pour prolonger le parallèle avec le rap, c’est comme si dans un freestyle on rappait d’abord le refrain puis les rappeurs se succédaient en improvisant sur l’instru et à la fin on reprend le refrain pour clôturer l’ensemble.

Bon, je vais rendre ce thread moins barbant en exemplifiant mdr

Je vais vous faire écouter quelques version de My favorite things, un de mes stardards préférés

D’abord il faut savoir qu’au départ, c’est un morceau de music hall avec ici une version chantée par Julie Andrews https://t.co/PgdwjYfPHI

Au début de l’extrait, Coltrane joue le thème de My favorite things, et vous l’aurez reconnu, c’est la mélo chantée par Julie Andrews dans la vidéo précédente. Puis vers 20 sec, il fait carrément son bail haha https://t.co/MaorDoJt5X

Y’a aussi la version des Outkast, qui se rapproche beaucoup de celle de Coltrane dans sa structure et dans l’intention : le thème est répété à plusieurs reprises et entre ces répétitions, improvisation. ET LES DRUMS C’EST TROOOOOOOP https://t.co/f6oIwBSosn

Autre exemple : Maiden Voyage de Herbie Hancock (GROS SAMPLING MATERIAL MES BEATMAKERS C’EST UNE PASSE DÉ). À partir du moment où je fais apparaitre la barre de défilement, on s’apprête à entrer dans l’impro, puis elle est inaugurée par un coup de cymbale. Vous l’entendez? https://t.co/h5PsmBE9An

Idem avec cette version du regretté Austin Peralta. Là, le thème est joué au piano, puis quand je montre la barre de défilement, plage d’impro.. https://t.co/rCqfskzkpk

Bref, thème = refrain joué au début et à la fin du morceau, et entre les deux, impro sur ce refrain.

Maintenant, les impros, c’est quoi?

C’est quand on joue spontanément sur une partie du morceau jouée en boucle.

Bon, pour mieux capter le truc, pensez à la motocross. Ça y est? https://t.co/C3sX2fRJSM

Bah l’impro, c’est un peu comme une épreuve dans un corcuit où le but c’est pas de faire le meilleur chrono, mais les meilleures figures. Et c’est quand on connait le circuit qu’on sait où se trouvent les meilleures bosses, les figures possibles etc https://t.co/36sbKfeFdt

Sauf que là, c’est de la musique, c’est pas visuel, donc comment on peut se repérer pour savoir à quel endroit on est par rapport au circuit?

Compter le rythme est une solution, ça permet de quadriller le circuit et de cerner les distances, notamment entre chaque tour.

Du moins, c’est la solution au début, le temps de s’aguerrir et ressentir instinctivement les différentes distances et repérer les boucles sans faire des maths. C’est pas bien difficile, mais ça prend du temps quand on découvre. https://t.co/0CFPQWSim5

2e solution qui ne marche pas pour toutes les structures : chanter le thème. Si la plage d’impro a les mêmes caractéristiques que le thème, alors on peut chanter le thème pour se repérer dans les différents cycles, et comprendre ce que l’improvisateur fait d’intéressant. https://t.co/X9nIVPNfBu

Et donc, il y a trois plaisirs d’auditeur principaux dans le jazz :

1. Écouter un thème qu’on aime bien
2. Apprécier l’improvisation d’un joueur, sa manière d’aborder le morceau puisqu’il dispose d’une infinité de possibilités de jeu (lent, rapide, émotion recherchée etc...)

3. Le plaisir d’écouter différentes versions d’un même morceau. Déjà, à cause du principe de l’impro, un morceau de jazz n’est JAMAIS joué deux fois de la même façon : les enregistrements ne sont que des instantanés et non des versions définitives des morceaux

Je vais détailler chacun de ces plaisirs avec des exemples que vous pourrez ajouter à votre biblio musicale!

1. Le thème.

On pourrait croire que puisqu’il est écrit, il ne varie pas d’une version à l’autre. Eh nan lol
On peut en proposer des variations sur :

L’instrument qui le joue (ex : Maiden Voyage plus haut)
Le tempo
Le rythme
L’intensité du jeu
La manière d’interpréter la mélodie (notes saccadées ou liées, le placement des accents etc...)

Il existe déjà donc plein de possibilités de variation du thème.

On va essayer avec trois exemples du thème de Scrapple from the apple.

C’est je crois la 1e version enregistrée, elle est de Charlie Parker, donc elle fait plus ou moins office de version de référence. C’est joué par deux cuivres, à un tempo qu’on va plutôt qualifier de mid. https://t.co/31dXygVqWU

2e version : Dexter Gordon. On sent clairement qu’il y a une filiation avec Charlie Parker, mais aussi une volonté de pousser la difficulté avec un tempo plus rapide, comme pour défier le maître. Et il joue un autre type de saxo, plus grave. https://t.co/zsCGLH10r2

Et enfin, une version de Jim Hall à la guitare. Trois choses à noter :
1. Le passage des cuivres à la guitare donne un autre aspect au thème
2. Il ne joue pas exactement le thème comme par exemple entre 09sec et 15sec. On entend même le public réagir parce que pris de court https://t.co/Lm2WMjGhK3

3. Vous vous souvenez de la version de référence? Le thème prévoit une petite plage d’improvisation pendant laquelle il reprend NOTE POUR NOTE celle de Charlie Parker. C’est ce qu’on appelle de la citation dans le langage de l’impro, c’est un gros clin d’oeil.

Bref, 1er plaisir : apprécier les différentes variations du thème en fonction des versions. C’est intéressant de constater la manière dont les joueurs s’approprient et réinterprètent un thème pour en proposer une version reconnaissable, mais différente.

Pause dans le thread du coup : vous préférez quelle version, et pourquoi?

Allez, 2. L’improvisation.

C’est l’enjeu central du jazz. Le reste est en partie conçu pour l’encadrer. C’est vraiment le moment clé du morceau, et celui qui occupe généralement sa plus grosse partie.

Pour l’expliquer, je vais reprendre l’image du circuit de motocross.

Souvenez-vous qu’il s’agit d’une épreuve de démonstration artistique, pas (totalement) athlétique : le but, c’est de parcourir le circuit de la manière la plus « artistique » possible.

On peut donc apprécier la façon dont chacun aborde les différents circuits que représentent les morceaux de jazz : certains impressionnent parce qu’ils font des choses risquées, d’autres par leur sérénité, d’autres encore pour leur virtuosité, leur connaissance de la machine etc

On va passer aux exemples. So what de Miles Davis. INCONTOURNABLE.

Contexte : c’est les années 60, le jazz a connu des mutations diverses dont l’une majeure consistait (GROSSIÈREMENT) à complexifier les compositions (circuits) pour des improvisations hyper virtuoses : le bebop.

Exemple de morceau Bebop : Joy Spring. Comme d’hab, fin du thème à l’apparition de la barre d’avancement. Vous arrivez à ressentir la complexité de la mélodie du thème? Tout ce qui se passe derrière ? C’est l’équivalent d’un circuit de Mario Kart ce truc hahaha https://t.co/D6WEW2Oyjb

J’oubliais une précision importante : chacun fait le nombre de tours qu’il veut a priori, jusqu’à ce qu’il n’ait « plus rien à dire ». On va s’intéresser d’ailleurs plus tard à la communication musicale dans les impros 😏

C’est important à savoir pour la suite.

Le morceau qui me servira d’exemple est enregistré quelques années après l’apogée du bebop.

Anecdote : Coltrane, son ami, a tellement excellé dans ce style et est tellement virtuose qu’il ne sait plus quand ni comment s’arrêter d’improviser. La réponse de Miles Davis... Bref 😂

Lisez vous-mêmes mdr https://t.co/KK9bINyRUm

C’est vous dire combien Miles Davis, lui-même gros acteur de la scène bebop plus tôt, en a marre de cette course à la virtuosité technique et s’engage dans une approche plus épurée de l’improvisation. Il privilégiera donc les longues notes et les silences.

Maintenant, comparez l’approche proposée par chacun des musiciens pour le même morceau.

Dans cet extrait, il y a deux boucles d’impro : la première de Miles Davis et après l’apparition de la barre arrive celle de Coltrane.

Vous arrivez à capter les approches différentes? https://t.co/mPBQcgoDUt

Maintenant, autre paramètre parmi tant d’autres dans le langage de l’improvisation : l’expressivité. L’instrument phare du jazz pour l’impro c’est le saxo, dont le timbre est assez proche de celui de la voix humaine. On peut donc l’utiliser comme référence pour ces questions. https://t.co/vrI69MkNik

Tous les instruments proposent une palette d’expression permettant d’exprimer différents sentiments. De la même manière qu’une voix peut crier, chuchoter, murmurer, rire, pleurer etc, un saxophone peut exprimer une palette d’émotions.

Intéressons-nous à Wayne Shorter, un de mes saxophonistes préférés. Dans Juju (l’album), il y a un morceau éponyme. Le « Juju » désigne des pratiques sorcelleriques africaines ou les objets qui les permettent. Écoutez dans ce morceau comment il exprime l’effroi et l’étrange. https://t.co/Xl8jKFCblH

Par moments, il souffle extrêmement fort dans son saxo pour produire un son plus rugueux, moins maîtrisé, qui s’apparente au cri, ça donne une petite ambiance anxiogène à l’ensemble. WAYNE SHORTER EST GRAND.

Dans Mahjong, par contre, il a un jeu plus aérien, plus langoureux : c’est plus dans le ton du côté « impérial » du thème, qui emprunte pas mal à la musique asiatique (le thème n’est pas dans l’extrait, je peux pas tout mettre donc bon ¯\_(ツ)_/¯) https://t.co/mbe7gZyxkE

Autre chapitre : « improvisation, mais pas trop ».

On enseigne souvent aux musiciens qui apprennent le jazz qu’une improvisation réussie est une improvisation qui suit un parcours logique. Pour expliquer comment construire une impro, le vocabulaire du langage est souvent employé

Des mots comme « phrase », « phrasé », « articulation » par exemple sont très souvent utilisés pour analyser ou penser le jeu et notamment les parties improvisées. Il existe des ressemblances entre le discours et l’improvisation instrumentale.

Un improvisateur est en beaucoup de points comme un orateur. Par exemple, un improvisateur qui joue trop de notes et ne laisse pas respirer sa musique est qualifié de « bavard ». C’est pas agréable d’entendre une logorrhée sans queue ni tête.

C’est comme les rappeurs qui rappent vite pour ne rien dire, les démonstrations de virtuosité sans sensibilité. Il faut une intro, des silences, des figures de styles, des temps faibles, des temps forts, des accents, de la répétition, du mouvement, une conclusion etc...

Une improvisation est donc certes un moment de jeu spontané, mais qui peut être balisé et structuré (c’est même préférable).

Et donc, pour comprendre le langage de l’impro, il faut bien repérer les étapes du circuit, et les boucles dans ce circuit.

Pour reprendre l’exemple de la motocross, on peut considérer l’exposition du thème comme un tour de chauffe où l’auditeur prend connaissance du circuit.

Ensuite il faut savoir repérer les étapes du circuit, les virages, les sauts etc pour observer la façon dont ils sont négociés https://t.co/ZKNoTSbxbZ

Bon, assez parlé, on va s’entraîner à reconnaitre les cycles (tours de circuit) dans un morceau de jazz.
Je fais apparaître la barre d’avancement à la fin du thème et à la fin de chaque cycle dans Spiral de Coltrane (son thème et ses cycles sont courts)

Ça part 💨 https://t.co/tBOvQsHBQt

C’est pas Spiral mais Mr PC! J’ai changé de morceau après réflexion, mais j’ai pas changé mon tweet lol

Wed Jul 28 10:48:41 +0000 2021