Lhouhi

Début de service un jour de printemps il y a quelques années, beau soleil d’après-midi. Ambiance détendue mais feutrée dans le poste d’aiguillage: c’est la période creuse pour les trains de voyageurs et les trains de marchandises en profitent pour descendre vers le sud.

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L’un d’eux passe à quai à bonne vitesse, son conducteur venant de négocier la première bifurcation en entrée de gare impliquant un ralentissement avant d’aborder la seconde bifurcation en sortie du noeud ferroviaire qui l’obligera elle-aussi à modérer sa vitesse.

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Je me tourne vers la fenêtre pour effectuer la surveillance du train en marche (afin de m’assurer que tout est normal sur le train lorsqu’il circule) et nous nous faisons signe rapidement, avant que les deux locomotives puis les wagons ne défilent rapidement devant mes yeux.

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Pendant que mon regard se porte sur différentes parties précises des véhicules de façon presque automatique au fur et à mesure qu’ils se présentent, mon attention est retenue par quelque chose dans ma vision périphérique. Et quand ça vous arrive, ce n’est pas bon du tout.

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Je vois un nuage de fumée grise qui se dégage du train au niveau des rails vers le milieu du convoi, mais je poursuis méthodiquement ma surveillance sur les wagons passant devant moi, en sachant qu’il va falloir que j’analyse la situation très précisément sur l’un d’eux.

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Je dois alors surveiller l’ensemble du wagon, comme les autres, tout en décelant ce qui semble poser problème et à quel endroit sur sa structure. Un gros panache de fumée semble provenir du groupe d’essieux à l’avant du wagon sans que d’autres symptômes ne soient visibles.

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Et là le sprint commence. Sous le coup de l’adrénaline le cerveau est capable de beaucoup de choses, il peut accumuler les tâches et emmagasiner des informations bien plus que si l’on voulait le faire consciemment. À cet instant, le plus dur est de tenter de les prioriser.

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Je dois continuer à faire la surveillance sur chaque wagon jusqu’au dernier. En plus je me mets à compter le rang du wagon dans le train pour le dire par la suite au conducteur: il arrivera mieux à retrouver le wagon incriminé une fois parti visiter son train. 30ème de queue.

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Au même moment l’agent sur le quai, qui est un ancien du poste que j’ai eu le plaisir de côtoyer à mes débuts, m’alerte par radio qu’il a détecté lui aussi le souci sur le train. Il faudra que je lui réponde rapidement. En situation d’urgence la communication est primordiale.

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En plus de cela, je jette un œil sur mon tableau de contrôle représentant la situation dans mon secteur-circulation de la gare afin de m’assurer que la signalisation dirigeant vers la ligne où circule le train est fermée, et je consulte d’autres écrans, informatiques eux.

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J’y regarde si la gare à l’autre bout de la ligne a envoyé un ou des trains vers nous, et si c’est passé à l’heure dans cette gare. Il y en a un, et vue la situation nous partons perdant: il doit être à l’approche et risquerait de croiser le train qui vient de passer.

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Pendant ce temps ma main a attrapé le combiné de la radio pour contacter le train dont je vois le dernier wagon disparaître en sortie de gare. Avant d’appeler son conducteur, et comme nous sommes plusieurs dans le poste d’aiguillage, on se répartit les tâches à réaliser.

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Mon collègue appelle la gare encadrante pour l’aviser de l’incident et faire le point sur la situation tandis que je demande au conducteur du train de 4000 tonnes de s’arrêter au motif d’un dégagement de fumée. Je termine ma communication, quand un son retenti.

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C’est l’annonce du train expédié par l’autre gare. En temps normal, il entrerait en gare 3min après. Sauf que nous avons beaucoup moins de temps: notre train avance à sa rencontre et chaque seconde écoulée représente de nombreux mètres. Il va falloir s’adapter, et vite.

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Je dis à mon collègue qui est encore en liaison avec l’autre gare d’aviser que j’appelle le train croiseur afin de l’arrêter d’urgence. Normalement ce serait à l’autre gare de s’en charger mais le temps qu’elle raccroche avec mon collègue puis qu’elle contacte son train…

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… nous aurons perdu encore plusieurs secondes et des centaines de mètres. Et nous n’avons pas cette marge qui peut s’avérer « confortable » dans la gestion d’un incident. Par chance tout ne joue pas contre nous et ce train doit livrer des wagons dans notre gare.

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Il est relativement léger et arrive sur une signalisation fermée qui va lui imposer de ralentir. Je lui donne l’ordre de s’arrêter d’urgence, puis on attend. En réalité nous passons des appels et communications rapides, mais nous avons fait tout ce que nous devions faire.

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Pendant ce temps-là sur les rails, les conducteurs font le plus dur, et ils ont été formés pour ça: l’un effectue un arrêt d’urgence, une action qui n’est pas anodine, tandis que l’autre fait appel à son expertise pour arrêter 4000t du bout des doigts sans rien aggraver.

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Il doit arrêter son train au plus vite car si l’anomalie perdure les organes de roulement qui fument pourraient finir par rompre, mais il ne doit pas le faire trop vite car un freinage brusque pourrait casser net des pièces déjà fragilisées par les frottements et la chaleur.

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On est alors sur l’inverse d’un dicton souvent entendu en poste, « il est urgent d’attendre » qui signifie pour nous que vouloir trop anticiper parfois pour ordonner le passage des circulations en gare est synonyme de faire au final le mauvais choix.

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Là le conducteur est plutôt sur « dépêche-toi d’agir avec prudence et douceur », et il y arrive très bien: il immobilise son train lourd en un peu moins de 2km (chapeau). On fait le point avec les conducteurs et l’autre gare. 1,5km séparent les trains. Le sprint est fini.

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Vient ensuite la course de fond. J’appelle l’autre gare, l’agent-circulation décroche et nous faisons le point. Pour résoudre l’anomalie, le conducteur va devoir aller à pied dans les voies et nous devons le protéger. Plusieurs procédures vont s’entremêler entre nous.

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C’est un agent avec qui j’ai plaisir à travailler, il a les mêmes méthodes de travail que moi et cela va nous aider à agir en synergie. Pendant que nous seront occupés sur nos opérations de sécurité, nos collègues dans chaque poste s’occuperont des opérations habituelles.

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Il faut que l’on soit méthodique: chaque poste, chaque ligne a ses particularités qui découlent de raisons bien particulières, et pour protéger le conducteur nous allons devoir agir d’une façon qui pourrait sembler illogique à quelqu’un qui ne connaît pas ces particularités.

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Je vais demander à l’agent-circulation de protéger une voie (dans le cadre d’une procédure « A »). De ce fait il va prendre et me demander de prendre des mesures pour une procédure « B ». Une fois que je lui aurais confirmé mon action pour B, il pourra me confirmer pour A.

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Nous échangeons sur l’articulation de tout cela puis nous nous lançons dans la réalisation de ces procédures. Chacun demande à l’autre de réaliser des actions et nous échangeons plusieurs fois consécutivement par téléphone, de façon sereine malgré les cerveaux qui chauffent.

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Sauf que. Nous sommes dans le même temps avisés par un automobiliste qu’un passage à niveau reste fermé. C’est logique: le train arrêté maintient fermé le passage à niveau, qui fonctionne en fait tout à fait normalement puisque son mécanisme s’attend à voir arriver un train.

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[Grosse parenthèse: ce n’est pas parce que vous voyez un passage à niveau fermé et un train arrêté longtemps à proximité qu’il faut faire n’importe quoi. D’autres trains peuvent circuler sur la même voie ou d’autres voies et/ou dans l’autre sens sans que vous ne le sachiez.]

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[Seuls les acteurs des procédures ferroviaires savent où en est une situation donnée à un instant donné. À un passage à niveau c’est très simple: feu rouge clignotant = arrêt absolu et franchissement interdit durant toute la durée de clignotement, même si c’est durant 2h.]

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[deuxième parenthèse, @SNCFReseau a mis en ligne sur les réseaux sociaux dont Twitter et Instagram des vidéos sur les intrusions dans les emprises ferroviaires, choses dangereuses et interdites. À voir et partager.]
#surlesrails

https://t.co/QVr4Suk5A2

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Avec l’agent-circulation de l’autre gare nous prenons les mesures de sécurité qui s’imposent vis à vis du passage à niveau que des automobilistes imprudents pourraient vouloir franchir à l’encontre du code de la route. Échanges d’appels et vérifications de la situation.

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Et ça s’enchaîne… Un des conducteurs de train nous avise qu’il maintient fermé un deuxième passage à niveau. Puis un agent de maintenance dépêché sur place nous avise qu’un troisième puis un quatrième sont également fermés.

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À chaque fois, appels et vérifications recommencent, mais dans le calme comme la situation est figée. Nous autorisons ensuite le conducteur de train à intervenir dans les voies pour la visite de son train. Il va retrouver le wagon et intervenir mécaniquement dessus.

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Ensuite mon chef arrive au poste, je lui jette un regard noir et sur le coup je le maudis (j’y reviendrai).

34/ https://t.co/VNsgAuTtq6

Le conducteur sait où intervenir sur son train, et c’est relativement proche de ses locomotives. Cela ne devrait pas trop tarder à être résolu, même si cela va prendre du temps. Ailleurs dans la campagne, les minutes sont très longues par contre.

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De longues files de voitures se sont formées à un passage à niveau et les automobilistes malmènent l’agent de maintenance qui vient d’y arriver. Par chance la gendarmerie passe par là et désamorce les tensions, donnant un peu de répit à l’agent qui a des tâches à effectuer.

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La situation (du point de vue réglementaire en poste) va se compliquer par la suite, forcément. Certains des 4 passages à niveau nous permettent de refaire circuler les trains sans formalité tandis que d’autres nous oblige à leur transmettre des ordres de ralentissement.

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Si l’agent de maintenance nous appelle et nous autorise par écrit à reprendre la circulation, nous retransmettons cette autorisation à l’autre gare. Sauf que les quatre passages à niveau possèdent des numéros proches, et que pour certains nous n’avons pas l’autorisation.

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Avec l’autre agent-circulation, nous faisons le point à chaque évolution de la situation, que ce soit pour les passages à niveau, pour la procédure de dégagement de fumée sur le train ou pour la protection de son conducteur. Les appels s’enchaînent pour garder le fil.

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Puis le conducteur revient dans sa cabine. Il a résolu le souci et nous autorise à lever sa protection, tandis que la procédure de dégagement de fumée arrive elle aussi à son terme. Tout n’est pas fini cependant puisqu’il faut alors transmettre des ordres de ralentissement.

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Selon leur position sur le réseau ferré vis à vis d’un incident les trains reçoivent alors un ordre personnalisé, et il n’est pas question de se tromper. Avec quatre incidents qui ne sont pas au même stade, je prends le temps de rédiger les ordres pour le train guéri.

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Je remets en marche le train après m’être assuré auprès de l’autre gare que je peux le faire, et après avoir avisé l’agent de maintenance du passage à niveau le plus proche du train arrêté afin qu’il puisse agir selon ses prérogatives.

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Il faut ensuite rédiger et transmettre les ordres aux autres trains garés en gare par mes collègues, qui sont chacun à une autre position. Leurs ordres sont donc adaptés en conséquence puis ils sont remis en circulation dans un ordre qui fluidifiera le trafic au mieux.

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Entre temps, la situation évolue encore car des passages à niveau sont vérifiés par les agents de maintenance puis « rendus ». Il faut donc retransmettre les autorisations à l’autre gare, et continuer à remettre des ordres de ralentissement pour les autres passages.

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Une fois la circulation des trains reprise globalement, les agents de maintenance terminent les dernières vérifications et nous restituent le dernier passage à niveau. Près de 3h après le début d’un marathon et une centaine d’appels, la ligne d’arrivée est franchie.

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Nous nous appelons une dernière fois entre agents-circulations pour échanger à postériori sur le déroulé des opérations et les difficultés rencontrées, et nous nous remercions l’un l’autre pour la qualité des échanges qui nous a permis de travailler à l’unisson.

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Puis je me suis tourné vers mon chef, afin de lui râler dessus tout en plaisantant: la veille, j’avais passé une journée de formation à faire des exercices de procédures avec lui. Il m’avait fait traiter exactement le même incident, dans la même configuration.

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HASARD ? JE NE PENSE PAS.
Je lui étais donc redevable de m’avoir bien préparé à un cas réaliste, tout en me devant de lui rappeler que le chat noir que je suis n’en demandais pas tant, et que si l’on pouvait éviter d’en arriver aux cas réels à l’avenir cela m’arrangeait.😁

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Sun May 09 16:09:32 +0000 2021