Le 24 mars 1862, l’imprimeur Paul Dupont embauche six femmes dans ses ateliers de Clichy. C’est un véritable scandale : ses ouvriers, furieux, quittent immédiatement leur poste et se mettent en grève. #Thread
Le problème, c’est que deux lois de 1791 — les lois d’Allarde et Le Chapelier — interdisent toute forme de coalition entre salariés à propos de leurs conditions de travail et donc, de fait, les syndicats comme la grève.
Contrairement à ce qu’on put écrire certains imbéciles — à commencer par Karl Marx — il ne s’agit en aucun cas d’un « coup d’État des bourgeois » visant à empêcher les salariés de défendre efficacement leurs intérêts.
On est en 1791, une époque où la révolution industrielle n’en est qu’à ses balbutiements en France : la plupart des entreprises sont familiales et les salariés ne représentent pas plus de 1.5% de la population.
Le véritable objectif de ses lois est double : primo, dans la ligne de l’édit de Turgot en 1776, on cherche à supprimer les corporations (et autres guildes ou jurandes) et leurs dérives quasi-mafieuses.
Pour mémoire : ces choses-là fonctionnaient de façon parfaitement opaque et avaient pour principal effet de permettre à leurs membres de s’entendre sur les prix en empêchant quiconque de venir leur faire concurrence.
Il s’agit donc — et c’est parfaitement explicite — de permettre à tous de travailler en n’étant soumis qu’aux règles fixées par la loi : « la faculté de travailler, écrit d’Allarde, est un des premiers droits de l'homme. »
Deuxio, sur un plan plus politique largement inspiré de Rousseau, on veut se débarrasser des « corps intermédiaires » afin que l’intérêt général ne soit définit que par les choix librement exprimés des citoyens.
C’est-à-dire qu’on souhaite se débarrasser des groupes de pression organisés qui pourraient, dans le but de défendre leurs intérêts particuliers, imposer leurs vues au corps des citoyens ou à leurs représentants dûment élus.
On ne peut — bien sûr — pas exclure que certains aient voté cette loi avec des arrières pensées moins avouables mais, encore une fois, la question de la condition des salariés est parfaitement marginale à l’époque.
Sauf que la révolution industrielle s’installe, que les usines poussent comme des champignons, employant toujours plus de salariés, et que le cadre rigide de ces lois montre assez rapidement ses limites.
Le Code pénal de 1810 avait bien assoupli la règle en permettant aux salariés de se concerter sur des revendications communes mais la grève comme les syndicats (salariaux ou patronaux) restaient interdits et largement réprimés.
Ce sont trois députés libéraux qui vont faire le job : Frédéric Bastiat lance la charge en 1849, Émile Ollivier fait tomber le délit de coalition en 1864 et Pierre Waldeck-Rousseau légalise les syndicats en 1884.
Certains lecteurs seront surpris que ce sont des libéraux (et pas des socialistes) qui se sont battus pendant 35 ans pour obtenir ses droits. C’est en fait tout à fait logique : dans leur esprit, ce ne sont pas des droits mais des libertés.
Définition : une grève, c’est un groupe de salariés qui, après concertation entre eux, décident de cesser le travail ensemble afin d’obtenir de leur patron un certain nombre de concession qu’il leur refusait jusque là.
Définition : un syndicat est une association de salariés, financée par ces derniers, dont l’unique objet et de défendre leurs intérêts collectifs (sur lesquels ils se sont mis d’accord) auprès de leur employeur.
Jamais personne n’a nié aux salariés — sauf ceux de la fonction publique (on y revient plus tard) — le droit de cesser le travail, que ce soit pour faire pression sur leur employeur ou pour toute autre raison.
Ce que les lois de 1791 et le Code pénal de 1810 interdisaient, en revanche, c’était de faire grève de façon concertée (tous ensembles, au même moment) et encore plus d’organiser ça au travers d’un syndicat.
La charge libérale s’organise autour de 3 axes. Le premier, c’est que la loi est inutile : que les salariés d’une entreprise privée forment un syndicat et fassent grève ne menace en rien ni la liberté du commerce ni la démocratie.
Ensuite, la loi est injuste : il va de soi que l’unique salarié d’une boulangerie peut faire pression sur son patron en se mettant en grève mais que peut un seul ouvrier face au directeur d’une usine qui en emploie 300 ?
Et ce, d’autant plus que, comme le note Bastiat, « deux, trois patrons déjeunent ensemble, font une coalition, personne n’en sait rien. Celle des ouvriers sera toujours saisie puisqu’elle se fait au grand jour. »
Enfin, à ceux qui s’inquiètent d’éventuels abus, les libéraux rappellent que la grève a aussi un coût pour les salariés (la perte de salaire) et se limite naturellement au risque de mettre l’entreprise qui les emploie en danger.
Quant aux syndicats, notent leurs défenseurs, ils sont tout le contraire d’une menace à l’ordre public : organiser la négociation dans un cadre formel créera toujours moins de troubles que des revendications désorganisées.
Ça mettra 35 ans mais Bastiat, Ollivier et Waldeck-Rousseau finiront par y arriver malgré l’opposition de la droite conservatrice et, il faut le dire, celle des socialistes qui n’y voient que des manigances et des pièges.
Jules Guesde, par exemple, sur la loi de 1884 : « sous couleur d’autoriser l’organisation professionnelle de notre classe ouvrière, la nouvelle loi n’a qu’un but : empêcher son organisation politique. »
Ce en quoi, il faut le dire, Guesde n’a pas entièrement tort : les libéraux, lorsqu’ils défendent ces lois, prennent soin de poser deux jalons, deux limites essentielles au droit de grève et à la liberté syndicale.
La première, c’est évidemment l’absence de violence mais aussi de coercition : il est hors de question, dans l’esprit de ces législateurs, que des grévistes forcent leurs collègues à participer à leurs grèves, les privant ainsi de revenus.
Ollivier écrit « le travail est la première des propriétés, d’autant plus sacrée et inviolable qu’elle est la seule du pauvre. […] Obliger malgré lui un ouvrier à ne pas travailler est encore plus criminel que forcer un coffre-fort. »
La seconde, c’est justement le caractère apolitique des syndicats et de leurs actions : on rejoint ici la crainte initiale, celle d’organisations qui viendrait pirater le processus démocratique en imposant leurs vues particulières.
Les syndicats, pour Waldeck-Rousseau, doivent se concentrer exclusivement à la défense des intérêts de leurs membres et la grève ne saurait poursuivre d’autre but qu’une amélioration des conditions de travail de ces derniers.
À ces deux limites s’en rajoute une troisième qui n’est évoquée que très rapidement tant elle semble évidente et, dès lors, ne fait pas vraiment l’objet de débats : ni grèves ni syndicats dans la fonction publique.
Il y a deux raisons à ça : d’abord, d’un point de vue libéral, le patron qu’il s’agirait de faire plier par la grève ne serait autre que la République, c’est-à-dire que l’action sociale serait alors par nature politique.
Et ce, d’autant plus que la grève ne pèserait plus alors sur les profits du patron mais sur les deniers du contribuable, privant ce dernier au passage de services qu’il est néanmoins contraint de financer par l’impôt.
Ensuite, du point de vue socialiste, les syndicats comme la grève sont des moyens de lutte contre les capitalistes : une grève de fonctionnaires (ou assimilables) ne saurait donc être légitime.
On rappellera ici que la grève, en ex-URSS, était interdite et généralement réprimée dans le sang.
L’abolition du délit de coalition (loi Ollivier) aura bien sûr pour conséquence une augmentation sensible du nombre de grèves mais, et le législateur s’en félicite, elle entrainera aussi une raréfaction des actes de violence.
Quant aux syndicats, leur nombre triple dans la décennie qui suit la loi Waldeck-Rousseau (on ne part pas de zéro, loin de là, mais les organisations existantes n’étaient que tolérées… ce qui les rendait très fragiles).
Je n’ose, en terminant ce thread déjà trop long, imaginer la tête que feraient Bastiat, Ollivier et Waldeck-Rousseau en découvrant les dérives du système qu’ils ont contribué à créer.
Des monopoles publics notoirement inefficaces et déficitaires dont les salariés se mettent systématiquement en grève à des dates manifestement choisies pour faire pression directement sur un maximum de citoyens,
Des grévistes compulsifs qui demandent (et obtiennent le plus souvent) que leurs jours de grèves soient payés et que les pertes engendrées par leurs actions soient financées par l’impôt ou la dette,
Des syndicats institutionnalisés, qui ne représentent plus rien ni personne, largement financés par les derniers publics et dont la principale activité consiste à tenter de plier nos élus à leurs exigences,
Des millions de salariés, enfin, qui ne peuvent désormais plus compter sur personne pour défendre leurs intérêts et se retrouvent contraints de financer cette sinistre farce à coup de prélèvements obligatoires. #Fin
Frédéric Bastiat — Discours sur la répression des coalitions industrielles (1849)
https://fr.wikisource.org/wiki/Discours_sur_la_r%C3%A9pression_des_coalitions_industrielles
Émile Ollivier — La loi des coalitions (1864)
https://fr.wikisource.org/wiki/La_Loi_des_Coalitions_(1864)